Sel de père

2018 | Perf | 10min


Mon sel de père n’a pas l’air marin.
My dad does not like the seaside.

Son blouson tabac cheap éclats de fer d’une usine qu’on délocalise en pré-retraite. Dans ses temps libres, il cherche moins le repos que des instants chargés de corvées qui lui rendent le sourire, trop de café pour une sieste au bord du canapé.
Au visage des crevasses sinueuses dont la fossette marquée par les poumons qui tirent encore un peu de la cendre qu’un jour dehors il soufflera contre mon toit. Dans sa bouche aux mégots que j’embrasse dans un verre mal lavé, les lèvres n’articulent pas de poésie, elles hurlent dans un mauvais français, aux expressions campagnardes hasardeuses qu’il a dû entendre au bout d’un téléphone arabe ; des noms d’oiseaux de banlieues, fils du désert immigrés pour frapper la roche d’une Europe qui fouille entrailles d’Afrique pour se refaire un collier.
Mon sel de père jouait au soccer et dans les bribes d’adultes volées par l’enfant que j’étais, il avait eu son temps, les cheveux longs que rappellent mes boucles et une foule de dames de passage qu’on enlace au coin du quartier. Entre les pneus d’une chaîne d’assemblage, une tune de Michael Jackson qu’il fredonne bruyamment sans connaître les paroles.
Mon sel de père a eu des tours d’immeuble délabrées, des soupes froides et des tartines sans confiture pour construire pierre à pierre, la maison et le jardin où je lisais, sous son regard réprobateur, les livres qu’il ne comprend pas. « Bel ami », si j’en écris le roman, tu racontes l’histoire qui le précède et de quelques-unes de mes bêtises éloquentes tu es l’encre goudron du palefrenier aux fondations de mes élucubrations.
Mon sel de père ralentit en voiture quand des jeans dessinent un paysage familier sur le trottoir et, je dois en faire l’aveu, sur mon vélo entre les rues parfois le frein s’actionne seul le temps de contempler, jeune singe suivant son modèle, une paire de jambes comme on cueille des bleuets.
Il n’a pas l’âge des grands lui, il n’a pas tout compris. Pourtant toujours ses mises en garde, tandis que j’explore à l’aveugle des espaces et des temps qu’il ignore, me rappellent qu’à travers mois, ses réprimandes dénuées de sens transpirent les larmes de vouloir dessiner un ruisseau sur lequel, fier, il voudrait voir mon équipage maudit naviguer ailleurs vers l’ile qu’on aperçoit, cap nord.
Et quand l’Islam regarde ailleurs mon sel de père toujours questionne
Fais voir ta copine, est-ce qu’elle est jolie ? Ecoute pas ta mère, je veux celle que tu aimes, après tout, c’est ta vie.
Il est borgne ; accident de travail ; percute parfois les murs dans un virage serré et me donne le volant la nuit mais lorsque j’ai dû reconduire chez lui, de la porte de l’hôpital, mon sel redevenu fils et moi son père essuyant les larmes d’un nourrisson pleurant sa mère, j’avais entre les mains ses cheveux gris, ses tremblements et tout à la fois son visage grand-père enfant. Si je veux que mon sel soit prospère, sa main comprimant mon bras, il me faudra de l’autre côté de la frontière construire moi aussi une petite maison en pierres où les laisser lire dans le jardin.
Mon sel de père je le deviens, ne veux pas l’être. Va falloir tamiser la seine pour que de ton sang dans le port de mes veines, n’échouent pas ces oiseaux couverts de pétrole et qu’entre les algues de ta colère au coin de l’écume de tes lèvres, je garde des eaux douces où faire naître un coquillage moins salé, une mer moins trouble, le sourire qui n’accoste jamais ton visage.
Aujourd’hui encore je me demande où le Saint-Laurent devient Océan, quand mes yeux comme ton café trop sucrés se chargeront, de ta soupe froide et de ta salade trop saucée, pour devenir la vision salée d’un regard moins fade.
J’ai trouvé un cheveu gris ce matin pour jeter l’ancre au bord de toi et bâtir sur l’autre rive une fontaine sans que tu m’y noies. Je te regarde t’éteindre de l’autre côté de l’Atlantique et dans les vagues reflets ma face se confond avec la tienne.
Mes mains aux phalanges brisées sont rongées par tes angoisses. Et quand on demandera à ma prochaine colère cette ride sur mon front et mon silence bouillonnant, mon anxiété dévorante et ma clope sanglante, mes doigts découpés aux dents de scies à métaux, ma peur de l’échec, mon plaisir les mains dans la graisse de dévisser ma roue, mes poèmes scélérats et mes fausses croyances, mon réveil grincheux…
Quand on me demandera à qui sont ces névroses, ces luttes sans combat, et l’espoir d’autre chose ?
Je répondrai solennellement, ta fossette au coin de mon sourire que, cette flamme-là, c’est celle de père.